Conférence : La sécurité en Méditerranée et les destinées de l’Europe

La Méditerranée

 
Youssef Aschkar, mise en ligne : mercredi 9 février 2005

Essayons d’exposer brièvement les grands courants et caractéristiques de l’histoire de la Méditerranée et de considérer ses portées géoculturelles et géopolitiques pour être en mesure de répondre aux questions qui nous préoccupent et d’en déduire des idées sur les modes de vie et les concepts de paix et de sécurité que ce bassin a simultanément connus et élaborés.

Deux types de sociétés.

Nous avons déjà, plus haut, proposé l’idée d’une Méditerranée foyer de catastrophe ou de salut.

A notre avis elle peut être l’un ou l’autre suivant qu’elle s’achemine vers l’un ou l’autre de deux types de sociétés de base, sociétés ouvertes ou sociétés fermées, ainsi que de deux modèles d’ordre international : "Monde" ou "Empire". Sociétés ouvertes et Mondes d’un côté, sociétés fermées et Empires, de l’autre.

La Méditerranée a connu ces deux types de société, à l’échelle individuelle des communautés et à l’échelle de l’ensemble du bassin. Elle a connu aussi des époques de transition, des étapes intermédiaires et des variétés de cultures et de puissances qui ont basculé entre ces deux pôles. Dans ce sens son héritage embrasse une gamme de couleurs et d’expériences. Les survivances de ces deux modes de vie et de communication et des modes intermédiaires ne manquent pas de faire surface à l’heure actuelle. Les crises qui en résultent actuellement ne diffèrent pas beaucoup de celles qui ont eu lieu dans le passé. Car dans l’histoire millénaire de la Méditerranée ces deux modes connurent des périodes de coexistence sous différentes formes et ne se sont que rarement réconciliés, toujours de manière éphémère et sans grand succès. Deux modes qui se dressèrent l’un contre l’autre à l’échelle intercommunautaire et au sein des sociétés.

Si la Méditerranée connut, dans son histoire, l’un et l’autre des deux types de sociétés, il n’en reste pas moins que ces deux types occupèrent, dans la texture et l’identité de sa vie et de sa civilisation, deux places inégalement importantes et deux dimensions inégalement décisives. Car la société ouverte, qui fut à la base de son expérience historique, ne la quitta jamais et ne cessa, durant les périodes les plus difficiles, de se manifester et de s’imposer en face de la société fermée.

Et le Monde Méditerranéen, à son tour, de par sa nature ouverte, accueillante, conciliatrice et tolérante, ne cessa de résister à tout conformisme forcé, à toute cassure dans l’ensemble de ses composantes et à toute rupture avec l’extérieur, traits saillants caractérisant l’ère des Empires.

A- UN MONDE

Si nous essayons de concevoir la Méditerranée historique dans cette perspective, nous relevons la primauté du mode "Société Ouverte-Monde" sur celui de "Société Fermée-empire" ; primauté chronologique et primauté culturelle constante (latente et vaincue par la force ou libre et fortement exprimée).

Car cette mer se définit évidemment moins par ses eaux et ses poissons que par l’identité de la vie et de l’activité de son bassin. Et si ses eaux communiquent peu avec l’extérieur liquide, ce qui lui a valu d’être surnommée "mer fermée", l’activité de ses côtés, par contre, dessine et ouvre, au départ, deux horizons, l’un maritime embrassant tout le bassin pour former le "Monde Méditerranéen", et l’autre continental s’enfoncant loin dans les trois continents pour en former la presque totalité du "Monde Antique" : deux mondes ouverts à partir d’une mer ouverte par excellence.

Donc ce bassin fut à la fois communicant et communicateur. Ses réalisations et ses acquisitions culturelles trouvèrent libre cours dans des réseaux de communications allant en croissance et en croisement fécondateur, augmentant la densité d’échanges et de circulation, enrichissant et respectant la gamme des niveaux et des qualités culturels, multipliant les options des peuples et des cultures, jadis condamnés à l’isolement ou à la confrontation, en ouvrant, pour la première fois, à la diversité, l’option révolutionnaire de solidarité. Ce fut l’une des plus décisives options révolutionnaires de l’histoire sinon la plus décisive et marquante.

 La plus grande, puisque la rupture avec l’isolement du passé toucha la plupart des aspects de la vie de la majorité des foyers culturels des trois continents.
 La plus humaine car, de par la nature de son langage, elle a souvent convaincu et rarement vaincu.
 La plus solidaire, puisque les plus grands et les plus petits des foyers, les plus puissants et les plus faibles, les plus riches et les plus pauvres, y trouvèrent leurs chances de participation et les avantages de l’engagement. Car le réseau de communication fort et libre, sillonnant et perçant les espaces a l’infini, donna la première chance aux petits d’échapper à l’arbitraire du rapport des forces, régional, leur permettant de s’engager dans ce mouvement en y trouvant, à la fois, un rôle individuel spécifique et une sécurité relative assurée par le réseau.
 La plus durable, car elle constinuera à être source d’inspiration et point de repère révolutionnaire de par son idéal et ses moyens, chaque fois que les manifestations révolutionnaires ultérieures se sont épuisées ou ont trébuché soit en trahissant leurs idéaux soit en légitimant des moyens contraires à leur esprit de départ.

Réalisation révolutionnaire authentique, capable de surmonter les blocages périodiques de stagnation dans l’histoire, avertie et prête à faire face aux contre-courants, toujours fidèle à son idéal de départ et ouverte aux acquisitions de sa trajectoire, universelle et inachevée parcequ’elle demeure ouverte à l’avenir.

A notre avis, la naissance d’un "Monde" dans l’histoire de l’humanité fut le plus grand tournant de cette histoire, tournant qui inaugura une ère humaniste et universaliste jugée, faussement, de nos jours, révolue. Car cette ère ne fut pas épuisée et ne fut jamais dépassée en sa matière. Tout au contraire. Les basses époques de l’antiquité, celles des "Empires", en représentèrent un recul. Et l’histoire contemporaine, par ses révolutions limitées et de courte haleine, par ses progrés aussangoissants qu’éblouissants, par ses promesses d’universalisme inaccomplies et peu convaincantes et par son ordre international farouchement disputé et foncièrement rejeté étant dominé, souvent, par l’ambiguité et, principalement, par le pur rapport des forces… ; cette histoire contemporaine peut difficilement prétendre avoir ouvert une nouvelle ère d’universalisme sans précédent dépassant le seuil de celui du phénomène "Monde". L’ère de ce phénomène s’enfonce loin dans le passé, cinq ou six fois millénaire, et se prolonge jusqu’à nos jours, nous surprenant souvent par son inlassable vivacité et par son inépuisable source de promesses et d’horizons ouverts. C’est la deuxième grande révolution millénaire de l’humanité.

La première, la néolithique, permit à l’homme de créer des agglomérations et des installations permanentes, de maîtriser son environnement et de perfectionner ses moyens techniques, d’améliorer ses conditions de vie et de fonder des foyers culturels quasi séparés ou éloignés les uns des autres.

La deuxième et la dernière jusqu’à nos jours, celle du phénomène Société-Ouverte et Monde, mit ces foyers en contact les uns avec les autres et transforma, pour la première fois, ces poussières d’agglomérations primitives ou ces foyers plus ou moins développés mais éparpillés et isolés, en un ensemble de relations de communications intenses, d’échanges et de circulations libres, jouissant, à différents degrés, d’un langage culturel commun, point de départ à toute solidarité.

Et nos temps modernes, comment prétendre les situer au-delà de cette ère, aussi longtemps que leur échappe cette solidarité, qui est l’objectif le plus noble et le plus impératif.

Cette ère de langage commun et de solidarité jadis établie et périodiquement perdue et retrouvée, se poursuivra dans l’avenir jusqu’à un temps illimité.

Rien ne nous permet, à l’heure actuelle et à partir de la situation géoculturelle et internationale présente, de prédire quelle orientation ou quelle désorientation nous allons choisir ou subir pour nous conduire soit à une catastrophe dans le suicide soit à un salut qui ne peut être que dans la solidarité universaliste et universelle dont l’esprit du phénomène "Monde" reste le prototype ou l’expérience la plus réussie.

a)Bastion oriental de ce monde

C’est en Méditerranée et à partir d’elle que ce phénomène a vu le jour et a acquis son originalité. Et c’est sur la côte oriental de cette mer, précisément au Croissant Fertile, que l’histoire connut la première Société Ouverte : à l’intérieur, creuset réussi ouvert au brassage, à la fusion et à l’assimilation ; et vers l’extérieur, rayonnement et réseaux de communication enrichis par les réalisations culturelles et non allourdis par la machine de guerre.

Ce Croissant Fertile ne fut pas seulement fondateur et initiateur. Il montra une présence permanente, représentant l’esprit de la Société Ouverte et défendant la vie et la civilisation méditerranéennes.

Il se présenta, à l’intérieur du bassin, comme foyer de résistance en face de l’esprit de la Société Fermée qui s’exprima soit en langage culturel aveuglément discriminatoire, donc conflictuel, soit en langage purement matériel, reflétant le pur rapport des forces, donc guerrier et porteur de confrontations meurtrières.

Il se présenta aussi, face aux invasions extérieures, comme un bastion permanent, toujours sûr et presque infranchissable, qui protégea la civilisation méditerranéenne contre les dangers des vagues de destruction qui déferlèrent, à travers les siècles et les millénaires, vers la Méditerranée, sur le Croissant Fertile, poussées par d’autres puissances ou simplement attirées par les richesses et la vie civilisée et raffiné du monde méditerranéen.

Les vagues nordiques et orientales (asianiques) furent, souvent, des peuplades aux cultures relativement simples, sinon primitives, de tendances presque toujours unitaires et monovalentes, peu viables, en tant que telles, dans un environnement de modération, de raffinement et d’équilibre ; environnement où les grandes divergences et les grandes contradictions finissaient par se rapprocher, s’améliorer et même s’effacer grâce à un processus, d’ailleurs très énergique, d’intégration, de fusion et d’assimilation.

Ce bastion de la vie méditerranéenne représenta, presque toujours, un terminus à ces vagues primitives. Son succès revient à un esprit et à un mécanisme de défense propres aux caractéristiques de la Société Ouverte. Un mécanisme de défense à plusieurs scénarios :

1er Scénario : Ces vagues furent atténuées soit par les foyers civilisés qui ceinturaient le Croissant Fertile, soit au contact d’autres foyers qui s’étaient formés tout au long du réseau de communication du Monde Antique.

2 ème Scénario : Ces vagues furent intégrées par le formidable processus de fusion et d’assimilation du creuset du Croissant Fertile.

3ème Scénario : Ces vagues furent, en dernier recours, carrément refoulées loin du bassin méditerranéen.

Ainsi le Croissant Fertile fut un bastion qui protégea ce bassin à la fois des destructions physiques et des dévastations culturelles primitives ou fanatiques et unitaires. Sa réussite revient, principalement, à son identitéde Société Ouverte qui accompagna son histoire.

b- Concept de sécurité et de paix dans un Monde

Nous nous sommes attardés devant le phénomène Société Ouverte-Monde peut-être aux dépens de celui de Société Fermée-Empire, car ce dernier jouit de la part du lion dans l’historiographie traditionnelle et dans la mémoire collective des sociétés occidentales contemporaines, tandisque le premier fut presque ignoré soit par manque d’informations soit par l’effet de préjugés ou d’explications simples et simplicites appliquées à ce phénomène de nature complexe et d’originalité presque unique.

Nous avons jugé nécessaire cet aperçu sur le phénomène "Monde" afin d’en dégager les deux aspects principaux qui intéressent notre sujet : le type d’universalisme et le concept de paix et de sécurité, propres à ce phénomène. Ceci nous permettra de les comparer, type et concept, avec ceux du phénomène "Empire" dont l’Empire Romain fut le prototype ou le sommet.

En faisant le bref exposé de la Société Ouverte-Monde, nous avons souligné les traits saillants qui comprennent, entre autres, les caractéristiques universalistes révolutionnaires, efficaces et durables. Mais il faut surtout souligner que les mêmes aspects et facteurs qui furent à la base de cet universalisme servirent à assurer paix et sécurité.

Cette sécurité fut assurée, comme nous l’avons signalé plus haut, par un esprit et un mécanisme.

Un esprit de sécurité consistant à accepter et à reconnaître l’"autre", et à créer, par cette attitude, une solidarité sécurisante.

A l’intérieur de la société domine l’esprit du Creuset ; ouvert, accueillant, conciliatoire et, par dessus tout et par nécessité logique et réelle, tolérant. C’est ce qui explique, par exemple, la tolérance religieuse dans toute cette antiquité préimpériale. Aucune guerre de religion. Aucune discrimination religieuse. Tout au contraire : les croyances des villes vassales et même des petites agglomérations annexées, furent non seulement respectées mais aussi reconnues dans la capitale, figurant dans son panthéon et devenant sujet de vénération universelle dans la capitale et le royaume.

A l’extérieur domina l’esprit des horizons ouverts enrichis par la diversité et les échanges. On trouve, alors, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, un esprit d’engagement et d’appartenance volontaires, tissant, quotidiennement et continuellement, une trame de sécurité.

Cet esprit fut porté par un mécanisme qui, à son tour, fut traduit en moyens.

A l’intérieur du Creuset, on trouve un processus socio-culturel d’intégration qui rapproche les éléments hétérogènes, dans un esprit de synthèse et, en ce faisant, amortit les chocs et épargne à la société les guerres d’éliminations physique, morale ou culturelle.

Ce processus socio-culturel propre au Creuset fournit à la société son arme principale de sécurité. Une sécurité de société et non d’Etat. Une sécurité cimentée par la stabilité globale de la société et survivant aux désordres politiques et aux déficits budgétaires des armées et de la police.

A l’extérieur des sociétés individuelles, ce mécanisme de sécurité se traduisit en larges espaces culturels rassurants, constituant des ceintures culturelles méridionales étroitement liées à des sœurs continentales voisines et, ensemble, ouvertes aux Hinterland des continents par des réseaux de communication. Ce mode de vie nuança sensiblement les lignes de démarcation entre peuples, cultures, continents…. etc., réduisit énormément les distances physiques et psychologiques et posa, dans la conscience de toutes les parties, les jalons de confiance et de rapprochement, en changeant radicalement la notion de l’"Autre", de l’"Extérieur", de l’"Etranger" et du "Différent", ces "Inconnus" qui représentaient, jadis, l’"Ennemi" à redouter et à éliminer ou le "Barbare" à mépriser et à ignorer. Rappelons, ici, que le "Barbare" fut, pour les Grecs, tout ce qui n’est pas grec, et l’"Ennemi", pour les Romains, tout ce que se situe au-delà de leur limes.

c- Préjugés historiographiques.

Il est surprenant que la plupart des historiens n’aient pas reconnu la juste valeur de cette dynamique de paix et de sécurité inséparable de la dynamique d’universalisme. Toutes deux, étant propres au phénomène "Monde", dotèrent le Monde Méditerranéen d’un système de défense, solide et durable.

Car historiographie classique et traditionnelle connut et reconnut rarement cette version de l’histoire.

Tout d’abord les historiens ont souvent réservé toute reconnaissance d’unité à celle politico-militaire des grands Etats et des Empires. C’est ainsi que furent ignorées l’unité et les caractéristiques du Monde Méditerranéen préimpérial et l’unité historico-culturelle du Croissant Fertile.

Par la suite ils ont, souvent, réservé l’universalisme à l’ère des Empires, ne pouvant le concevoir que sous la forme impériale. C’est ainsi que leur échappèrent la solidarité et le langage commun d’un Monde Méditerranéen en formation ou déjà établi, premières originalité et réalisation universalistes de l’histoire humaine.

Finalement c’est en matière de sécurité que l’anomalie historiographique, voire culturelle, se révéla lourde de conséquences. En idéalisent le système de défense romain, reposant sur le limes et la machine de guerre, les historiens manquèrent de reconnaître l’efficacité du système de défense du type "Monde" consistant à s’appuyer principalement sur la sécurité géoculturelle : défendre la culture par la culture.

Cette anomalie fut presque universelle dans la famille des historiens. Même un Toynbee y succomba lorsqu’il ne reconnut pour l’antiquité que l’universalisme impérial de Rome. Il est bien évident qu’il apprécia un certain œcuménisme Greco-Romain en comparaison avec l’histoire de la Grande Bretagne. Et, face à l’histoire de celle-ci, il ne fit que refléter la déception d’une génération post victorienne faisant le sombre et maigre bilan universaliste de l’Empire Britanique (et des autres empires contemporains) à l’échelle des valeurs et des acquisitions humaines.

B- UN EMPIRE

a- L’Empire Greco-Romain.

Si ces historiens avaient regardé sous d’autres angles, l’Empire Greco-Romain aurait rétréci à leurs yeux devant l’étendue et l’esprit du Monde Antique qui s’était formé à partir du Monde Méditerranéen et plus ou moins à son image. Les Romains essayèrent, sans succès, d’hériter du Monde Antique. Ils finirent par imposer un Empire qui constitua une zone-ficelle passée autour du cou de la Méditerranée. Il suffit de regarder la carte de l’Empire Romain pour s’apercevoir que les Romains se contentèrent, en Orient, de la bande côtière suffisante à encercler la Méditerranée.

Le concept du limes sépara radicalement, voire isola la Méditerranée de son espace vital et même l’opposa foncièrement à lui. Ce concept, d’un côté, et le projet de romanisation, de l’autre, se croisèrent pour déboucher sur une double opposition : opposition du bassin à l’extérieur et, au sein du bassin, opposition du Romain aux Etrangers. L’étranglement se passa, ainsi, sur deux niveaux : destruction des réseaux routiers entre les pays du bassin et ceux des continents, et aliénation des cultures du bassin.

Ainsi le limes et la romanisation furent facteurs d’étouffement : la bande côtière que constitua l’Empire fut un fil à étrangler plutôt qu’à tisser l’œcuménisme et la sécurité.

b- Concept de sécurité et de paix dans un Empire

Les Romains n’ont pas seulement réduit la superficie du Monde Antique : ils ont transformé l’esprit du Monde Méditerranéen. Premier grand centre universel, point de départ et initiateur, principal interlocuteur mondial, milieu de brassage et creuset culturel par excellence dans un monde qui embrassait presque la totalité des parties connues des trois continents, le bassin méditerranéen s’était renfermé sur lui-même perdant son esprit et son rôle.

Cette réduction physique et ce changement d’esprit ne sont pas restés sans conséquences tragiques sur les plans culturel et géopolitique. Pour la sécurité et la prospérité de ce bassin, le limes s’est montré moins efficace que les réseaux de communication avec les autres parties du Monde Antique, la vigueur politico-militaire moins sécurisante que le dialogue et l’initiation, le repli sur soi moins convaincant, moins enrichissant et moins sécurisant que l’ouverture et les échanges. Le bassin méditerranéen s’était réduit à une mer fermée. Moins œcuménique que jamais et plus vulnérable que jamais. Toute sa sécurité fut mise à la merci des soldats de Rome. Peut-être une nouvelle lecture de l’histoire romaine nous révèlera que les soldats contribuèrent beaucoup plus à appauvrir la Méditerranée qu’à l’enrichir, à l’instabiliser qu’à la stabiliser et à l’insécuriser qu’à la défendre.

Dans cet état de chose deux symptômes expressifs se manifestent :
 incapacité de convaincre les peuples de l’Empire.
 incapacité de vaincre les envahisseurs venant de l’extérieur.

Conséquences de la première incapacité : des foyers de résistance se dressent dans les trois continents du bassin méditerranéen, exprimant un double refus : celui de se réduire au prototype du concept romain, et celui de se laisser couper du reste du Monde Antique et de se dresser contre lui.

Conséquences de la deuxième incapacité : les envahisseurs, barbares et autres, ne tardèrent pas à s’infiltrer d’abord dans l’empire et à l’occuper par la suite. Ils arrivèrent à envahir, relativement très vite, tout l’empire occidental, dont il ne resta, au quatrième siècle, que le squelette, et au cinquième que le souvenir.

c- Résistance de la Méditerranée

Les peuples de la Méditerranée, en manifestant leu résistance accrue à la romanisation et aux exigences de l’Empire, défendaient non seulement leurs identités et leurs particularités mais aussi un mode de vie commun, un mode de communication et d’échange baigné dans la liberté et l’épanouissement de la diversité où l’originalité de chacun se reconnaissait et se faisait reconnaître. Ils défendaient, donc, un "Monde" contre les exigences d’un "Empire". Ils ressentaient ce changement non seulement à l’échelle des relations inter-méditerranéennes, mais aussi à l’échelle mondiale. Car le "Monde" Méditerranéen tenait à faire toujours partie d’un monde plus vaste qu’il a lui-même crée, de l’Atlantique à l’Extrême-Orient, sillonné par des réseaux, fourmillant en communications et échanges, connaissant, pour la première fois, un type de relations à la fois productrices d’abondance et génératrice de sécurité.

L’Empire, par contre, en coupant ces artères internationales et en isolant la bande du bassin méditerranéen, se livra et imposa aux peuples de la Méditerranée de se livrer à une lutte perpétuelle pour défendre le limes, lignes tracées arbitrairement et décidées en fonction de la capacité de l’armée impériale. Cette besogne infernale, celle de défendre le limes, absorba les activités des peuples dominés, épuisa leurs ressources et énergies et exposa leurs territoires à se transformer en simples champs de bataille, avec tout ce que ceci implique de destructions et de sacrifices. A travers la résistance des peuples dans la bande méditerranéenne sous la puissance impériale, on assistait à une confrontation entre un "Monde" et un "Empire". D’une part, de la part du Monde, s’exprimait l’attachement, conscient et farouche, à un universalisme enrichissant et à un rythme de sécurité jugé salutaire. De l’autre, de la part de l’Empire, se traduisait la volonté de vaincre, appauvrissante, épuisante et fatalement condamnée à la seule carrière de faire la guerre, d’alimenter la guerre et la subir.
La réconciliation se révéla très difficile, voire impossible.