Conférence : La doctrine israélienne de Paix

La doctrine israélienne de Paix

Faire la paix avec les États, faire la guerre contre les peuples

 
Youssef Aschkar, mise en ligne : vendredi 4 février 2005

Dans le cadre du thème général de ce colloque sur le conflit israélo-arabe, le thème spécifique de ma présente intervention est la paix au Moyen-Orient. Le sujet est la doctrine israélienne de paix. Le but est d’essayer d’examiner la logique de cette doctrine, ses implications et ses portées sur deux plans spécifiques : paix et sécurité, et à deux échelles, régionale et mondiale.

J’ai voulu parler de la doctrine israélienne de paix pour les raisons suivantes :
— a) Le conflit israélo-arabe a débouché sur un processus de paix.
— b) Ce processus est dominé, principalement, par la doctrine israélienne de paix.
— c) Cette doctrine explique, en grande partie, les politiques et les pratiques d’Israël ainsi que les revendications du négociateur israélien.
— d) Il est évident, vu l’état du rapport des forces, régional et mondial, qu’il y aura une paix qui satisfait à l’essentiel de cette doctrine ou qu’il n’y en aura pas.
— e) La qualité de la paix produite par cette doctrine n’apportera pas paix et sécurité à la région et à ses sociétés, notamment à la société israélienne

La doctrine ambiguë

Les lignes de démarcation entre la doctrine israélienne de paix et celle de guerre se nuancent vaguement dans le projet israélien qui vise à établir, à partir du Moyen-Orient, un nouvel ordre régional dans le sens le plus large du « régional ». Ces lignes de démarcation disparaissent même jusqu’à l’identification des deux doctrines. Ce qui autorise de parler d’une seule et unique doctrine qui permet, d’ailleurs, différentes approches et plusieurs moyens d’application. Doctrine polyvalente ? Oui et non. Oui, du fait qu’elle sert plusieurs fonctions de paix et de guerre. Non, car elle n’a qu’une seule finalité, celle d’établir un nouvel ordre régional fondé sur une paix conditionnelle.

Comment les dirigeants israéliens ont-ils conçu et présenté cette doctrine en tant qu’ensemble conceptuel et stratégie d’action ?

Présentation du concept

Dans les années quatre-vingt-dix lors des conférences de Madrid et d’Oslo, Yitzhak Rabin et Shimon Pérès expriment éloquemment et fièrement les principes de leur nouvelle doctrine de paix en soulignant son caractère original et obligeant. « Paix et Coopération » en est l’expression-clé. Par « coopération », ils entendent complémentarité, interdépendance et partenariat. De ce fait, les conditions de la mise en œuvre de cette doctrine et les obligations qu’elle implique dépassent les Etats, car ce sont les sociétés qui seront le sujet de la paix et ses bâtisseurs. Cependant, pour rendre les sociétés aptes à la charge, leur adaptation, voire leur façonnage, sont impératifs. Si l’expression « paix et coopération » est le contenant de la doctrine, le façonnage des sociétés en est le contenu. Il est la condition principale d’une paix acceptable par Israël. D’où l’insistance du négociateur israélien sur la « qualité » et la « dimension » de la paix, conditions qui se mesurent, principalement, par le degré du façonnage des sociétés.

Conformément à la logique des deux nouveaux ordres, régional et mondial, le rôle des Etats ne cessera de diminuer pour se réduire à la fonction, voire à l’obligation, de façonner leurs sociétés afin de les adapter. Pour accomplir cette mission primordiale, les Etats devront se porter garants et s’engager :
— a) à faire accepter la paix et la coopération avec toutes leurs implications ;
— b) à ne pas permettre de porter préjudice aux exigences de la coopération ;
— c) à prendre toutes les mesures préventives qui garantissent la sécurité de la coopération et toutes les mesures positives pour la servir ;
— d) à adopter un plan de changement radical dans tous les secteurs et les domaines : Lois, enseignement, éducation, culture, information, etc., en vue de protéger et de servir la qualité de la paix.

Les prétentions des nouveaux Travaillistes

Cette qualité de la paix, cette paix qualitative pour laquelle on ne peut trop sacrifier, est présentée aux années quatre-vingt-dix, par les Travaillistes, avec les assertions suivantes :
— a) elle est une œuvre toute neuve et sans précédent, produit original des années quatre-vingt-dix ;
— b) elle a été conçue dans un contexte de paix en vue de produire la paix ;
— c) elle a été conçue et élaborée par des hommes de paix en Israël, principalement Rabin et Pérès, tournés vers l’avenir, en rupture avec l’obscurantisme dépassé des likoudniks ;
— d) elle marque un changement d’époque et crée des réalités irréversibles ;
— e) elle garantira la sécurité des sociétés de la région, à commencer par la société israélienne.

Examinons ces assertions pour voir si elles sont justifiées, c’est-à-dire si les trois premières, qui se rapportent au passé, sont historiquement vraies, et si les deux dernières, qui se rapportent à l’avenir, sont fondées et logiquement soutenables. Pour le déterminer, un bref rappel historique s’impose.

Aux trois premières assertions, je réponds par la négative :
— a) la doctrine, tant par son concept de la paix que par sa stratégie d’action, n’est pas le produit des années quatre-vingt-dix mais celui des années soixante ;
— b) elle est, à l’origine, moins une doctrine de paix que celle de guerre, à preuve son bilan
— c) elle a été conçue par les plus durs des hommes politiques et militaires autant que par les autres.

Je m’explique.

Exposé historique du concept et de ses applications

Nous sommes à la seconde moitié des années soixante, précisément au lendemain de la guerre de 1967 et en 1968. Car c’est à cette époque et dans son contexte de guerre et d’expansion que le concept principal sur lequel repose cette doctrine fut pleinement élaboré ou, plus précisément, fut adopté comme paradigme destiné à inspirer et à guider les politiques, les démarches et les opérations israéliennes au Moyen-Orient. Israël venait de terminer une guerre et d’en remporter une victoire éclatante. Victoire assez encourageante pour pousser plus loin, mais avec un changement radical dans la doctrine de guerre : dans le but de la guerre, son champ d’action, ses méthodes et ses moyens. La guerre des six jours fut menée contre des Etats et des armées. Désormais, Israël aura à traiter avec les sociétés comme buts stratégiques et comme champ d’action. Elle n’aura à traiter avec les Etats et les armées que pour les neutraliser, les contenir ou contenir leur rôle régional éventuel.

Les implications de ce déplacement des buts stratégiques et du champ d’action sont qualitatives et complexes. Une nouvelle machine appropriée à la nouvelle tâche prioritaire devait être installée. Cette machine consistera en une nouvelle « armée » de spécialistes en sciences humaines et sociales et dans toutes les disciplines qui se rapportent à la vie des sociétés civiles. Les salles d’état-major furent modifiées pour observer tous les secteurs de la vie civile et mettre en évidence les buts à atteindre. Les services de renseignement et leurs centres de recherche ce concentrèrent sur ces objectifs et proposèrent des scénarios adéquats.

Cette nouvelle orientation stratégique fut confirmée par les débats menés, à l’époque, dans les hauts cercles politiques : gouvernement, Knesset, haut conseil des principaux partis politiques, personnalités influentes et, surtout, hauts cercles sionistes traitant des grandes stratégies à long terme. Ces débats convergèrent sur la nouvelle préoccupation prioritaire, à savoir comment traiter avec les sociétés, que ce soit pour la guerre ou pour la paix. Les lignes de démarcation entre la doctrine de paix et celle de guerre s’effacèrent.

Pourquoi ce changement conceptuel et stratégique, visant les sociétés plutôt que les Etats, s’est-il produit ?

En réalité le macro-façonnage de la région et le micro-façonnage de ses sociétés ont toujours figuré dans les projets sionistes des années dix aux années quarante : de Weismann à Eliaho Sasson, pour ne citer que les grands chefs de file. Leurs mémoires et autobiographies en témoignent. Au début des années cinquante, Ben Gourion en prend la charge, et son célèbre projet du démembrement et de la déstabilisation du Liban figurera toujours dans la stratégie d’Israël aux années soixante et sera exécuté à partir de cette date.

Au lendemain de la guerre de 1967, cette orientation fut consacrée en doctrine stratégique. Pour les israéliens, la guerre des six jours avait mis fin à une situation, consommé une expérience, établi de nouvelles réalités et, par conséquent, nécessité une nouvelle stratégie.

Deux nouvelles données viennent en tête :
— la victoire sur Abdel Nasser avait sanctionné la destruction de la force militaire, politique et morale des Arabes ;
— elle avait débouché sur la conquête de larges territoires et, avec eux, sur l’annexion d’une population considérable.

Dès lors, le projet de façonnage permettait à Israël de servir ses intérêts stratégiques sans abîmer son image, et d’atteindre ses objectifs à moindre coût.

L’idée était d’asseoir sa puissance régionale en traitant directement avec les populations des territoires conquis et avec les peuples voisins dont les États n’étaient plus en mesure de recourir à la force. Dans cette optique, Israël conditionnait la signature de traités de paix avec les États vaincus à des clauses légalisant et facilitant son accès aux sociétés pour les adapter, d’abord avec le consentement des gouvernements, puis avec leur coopération.

Telle fut, aux années soixante, l’origine de la doctrine de paix, élaborée à partir de deux principes : d’une part des frontières ouvertes (c’est-à-dire une paix conditionnelle) et d’autre part une coopération (en pratique une collaboration forcée) permettant « l’adaptation » des sociétés au Nouvel ordre régional. On observera que l’ouverture contrainte des frontières et l’adaptation des sociétés ont ultérieurement été utilisées pour étendre le Nouvel ordre mondial.

Les années soixante-dix et quatre-vingt furent l’occasion de tester cette doctrine dans le grand laboratoire régional.

Sont significatifs, à ce propos, les deux grands champs d’action : la Cisjordanie et le Liban. Tous les scénarios évoqués au sein du cabinet israélien au lendemain de la guerre de 1967 furent appliqués en Cisjordanie : y laisser le moins de Palestiniens possible et empêcher ceux qui y restent de survivre en tant que société. Au Liban le vieux projet de Ben Gourion des années cinquante fut appliqué presque à la lettre. Il était destiné à servir de projet pilote dans la région.

Parallèlement aux « travaux pratique » du laboratoire qui ne se limitent pas, d’ailleurs, à la Cisjordanie et au Liban , la théorisation se complète et se perfectionne. Je ne cite, pour les années soixante-dix, que Golda Meier et son impressionnante théorie “ Peace & Cooperation” et, pour les années quatre-vingt, que le fameux projet stratégique de l’Organisation Sioniste Mondiale à Jérusalem, visant justement à déstabiliser et démembrer les sociétés de la région.

Aux années quatre-vingt-dix, après Madrid et Oslo, Israël ne renonce à aucun de ces concepts et pratiques. Tout au contraire, elle accélère le processus de destruction en Cisjordanie, intensifie ses opérations et sophistique ses moyens. Il est à noter que la détérioration de l’état des Palestiniens, connue aux dix dernières années (1991-2000) dépasse, qualitativement et quantitativement, ce qu’ils ont enduré en un demi-siècle.

Entre-temps, le plan stratégique de déstabilisation et de démembrement des sociétés de la région reste en vigueur. Même l’Egypte, supposée être privilégiée, n’échappe pas à ces manœuvres (pressions économiques et financières, campagnes diplomatiques et publicitaires de diffamation, déstabilisation sociale confessionnelle, opérations secrètes, etc.).

Le rapport des forces : principe unique

A ce stade, une question importante se pose. Pourquoi Israël, pendant la paix des années quatre-vingt-dix, tenait-il à la doctrine de la guerre des années soixante ? Au moment où toutes les conditions positives en sa faveur se présentaient sur les scènes internationale et régionale ; où la majorité des pays arabes, emportés par l’élan de la paix, se précipitaient sur ce chemin ; où, à la demande d’Israël, le principe de la priorité de sa sécurité sur la paix fut approuvé et soutenu à Charm el Cheikh ; à ce moment idéal pour faire la paix, pourquoi Israël tenait-il à ses principes de guerre d’antan ?

La réponse, à notre avis, est qu’Israël tient à imposer la paix à ses propres conditions (de guerre) où il ne tient compte que d’un seul et unique principe, celui du rapport des forces. En 1967, sa victoire militaire le mettait en position de force et sa doctrine fut conçue pour exploiter cette position. Dans les années 90 il se jugeait être en meilleure position qu’au cours des années 60. La disparition de l’Union Soviétique, la montée des Etats Unis comme superpuissance unique, le développement du nouvel ordre mondial et de son idéologie favorable, la guerre du Golfe en tant que fait et symbole, sa suprématie scientifique et technologique... autant d’avantages qui dépassent, de loin, ceux des années soixante et qui lui offrent une raison de plus non seulement pour tenir à sa doctrine de guerre d’antan mais pour se considérer en droit de l’appliquer par la force des armes ou par l’arme de la paix.

Il est significatif, à ce propos, que les deux principaux projets de paix, présentés par Israël, aient été rendus publics après deux victoires militaires qui le mettaient en position de force : celle de Juin des années soixante et celle du Golfe au début des années quatre-vingt-dix. Dans les deux cas, les dirigeants d’Israël, guidés principalement par le même critère, arrivent à la même conclusion : concevoir et conclure une paix forcée qui permette de traduire et d’exploiter les réalités du rapport des forces, à savoir sa puissance tous azimuts et la résignation des Arabes au plan des Etats comme à celui des sociétés. Les dirigeants d’Israël, que ce soit pendant les années soixante ou les années quatre-vingt-dix, considèrent que les résultats de la guerre ‘ouvrent la voie à la paix’. M. Pérès, aux premières pages de son livre, considère que la guerre du Golfe a présenté une opportunité historique pour conclure la paix. En 1967-68, les dirigeants d’Israël affirment que la Guerre des Six Jours ‘a ouvert des nouvelles avenues pour la paix’.

Toutefois, il faut distinguer entre le principe du rapport de forces, sur lequel il y a quasi-consensus chez les dirigeants d’Israël, et les différentes conceptions de la force qui séparent ou opposent les partis politiques et polarisent, souvent, la vie politique israélienne : de Bégin et Ben Gourion dans les années quarante et cinquante, aux Likoudniks et aux Travaillistes dans les années quatre-vingt-dix. Pour les Likoudniks, la force est, principalement, militaire et matérielle. Elle vise à soumettre les Etats. Pour les Travaillistes, elle est plus complexe et diffuse. Elle tend à régir les sociétés. De ce point de vue, et contrairement à une opinion commune, les dimensions de la violence sophistiquées exercée par les Travaillistes n’ont été jamais atteintes par la violence matérielle classique sur laquelle comptent les Likoudniks, un Ménahem Bégin ou un Ariel Sharon pour atteindre leurs objectifs.

Cette distinction entre les différents concepts de la force chez les Israéliens aide à expliquer l’ambiguïté de la doctrine israélienne de la paix et à mieux comprendre les différentes écoles de pensée politique qui sous-tendent les attitudes différentes, voire opposées, vis-à-vis de la paix. Les Likoudniks et les travaillistes s’entendent sur le principe du rapport des forces et l’exploitation de ses réalités, en l’occurrence les avantages d’israël. Ces avantages sont, pour les uns, principalement militaires capables de soumettre les Etats et, pour les autres, beaucoup plus complexes et universels, destinés à régir les sociétés de la région.

Implications alarmantes

Il n’y a pas de sécurité dans une paix qui prolonge la guerre par de nouveaux moyens

Ces éléments historiques et stratégiques démentent les trois premiers arguments utilisés par les autorités israéliennes pour présenter leur doctrine de la paix. Les quatrième et cinquième ne résistent pas à quelques constations qui feront office de conclusion.

 1. La doctrine israélienne de paix qui ne tient compte que du principe du rapport des forces exprime la détermination d’Israël à profiter de tous ses avantages et à exploiter tous les désavantages des autres, pour imposer une paix forcée qui lui facilite et légalise l’accès aux sociétés.

 2. Israël semble ignorer le fait que le rapport des forces est une variable et non une constante, variable qui devient de plus en plus complexe et ambiguë, vu la prolifération et la banalisation des armes de destruction massive qui ne sont plus le privilège des seuls Etats.

 3. Israël semble négliger le fait que le rapport des forces actuel concerne et engage les Etats plutôt que les sociétés. Or, les Etats se résignent, souvent, à l’accepter ou à le respecter. Tandis que les sociétés sont enclines à le défier, surtout quand elles se sentent directement visées par les conditions de la paix imposée.

Ces réalités trahissent une myopie politique et stratégique chez les dirigeants israéliens. Ils auraient dû être les premiers à découvrir que les stratégies de sécurité les moins efficaces et fiables, au 21e siècle, seront celles qui ne se fondent que sur le seul rapport des forces. Leur myopie actuelle risque d’être lourde de conséquences, notamment sécuritaires. Je pense à la sécurité des sociétés plutôt qu’à celle des Etats, dans une situation où la suprématie militaire d’un Etat ne suffit plus à sécuriser sa société ; où les armes de destruction massive prolifèrent et se banalisent, échappant, par conséquent, à la logique et aux réalités du rapport de forces classique et aux moyens de contrôle conventionnels ; où les sociétés des parties désavantagées, se sentant humiliées et menacées par les conditions de la paix forcée, se révolteront moins contre leurs gouvernements, jugés incapables de les protéger, que contre leur agresseur, et précisément en son point le plus exposé et vulnérable, à savoir sa société civile.

On a souvent identifié la paix avec la sécurité.

Paradoxalement, la doctrine israélienne de paix compromettra dangereusement, à notre avis, toute sécurité, mondiale, régionale et individuelle en ce qui concerne les sociétés, notamment la société israélienne. Les sociétés civiles risquent de payer de leur sécurité pour l’arrogance de leurs Etats. Or ces Etats, en l’occurrence l’Etat d’Israël, nous semblent totalement absorbés par leurs projets de domination au point de faire abstraction de leur responsabilité vis-à-vis de leurs propres populations.

Il se révèle nécessaire et impératif, vu cette situation alarmante, de se livrer à une réflexion sérieuse sur le contenu de cette paix et sur ses éventuelles conséquences désastreuses plutôt que de se consacrer au processus de paix lui-même et à ses chances de réussir à tout prix.