Conférence : La sécurité en Méditerranée et les destinées de l’Europe

Europe et Méditerranée

 
Youssef Aschkar, mise en ligne : mercredi 9 février 2005

C’est précisément à partir de cette Méditerranée et par rapport à elle que l’Europe s’est définie et s’est reconnue en tant qu’Occident, formant le pendant d’un Orient qui se baigne sur l’autre côte et qui arrive toujours le premier à accueillir le soleil.

La Méditerranée fut la mère ou la nourrice de l’Europe initiée à la civilisation, bien longtemps avant qu’elle n’en devienne la protégée. L’Europe fut Méditerranéenne longtemps avant que la Méditerranée devienne, partiellement ou principalement, européenne. Et lorsque l’Europe jalonna l’Atlantique pour s’affirmer sur l’autre versant de l’océan, elle ne fit que projeter ou essayer de prolonger l’Occident méditerranéen.

A- ALIENATION GEOPOLITIQUE

Mais cette projection au lointain finit par avoir ses propres lois. Car le souffle humain, chaleureux et actif, qui ceinture la Méditerranée dont toutes les côtes se relient aussi bien physiquement que culturellement, ce souffle s’éparpilla et se refroidit sur les hautes eaux de l’Atlantique, océan à deux côtes largement séparées, faisant contraste avec une Méditerranée à bassin chaleureux, continu, serré et communicant.

Et les nouvelles lois du lointain ne tardèrent pas à s’imposer.

Tournant le dos à l’"Ancien Occident", le "Nouveau Monde" alla à la conquête de son propre Occident qui, une fois atteint sur les côtes américaines du Pacifique, se prolongea, à son tour, vers l’horizon de cet océan.

C’est ce "Proche Occident" des Etats-Unis, le Pacifique et ses horizons (jadis et toujours Extrême-Orient pour les Européens) qui absorba la poussée principale des Américains et qui occupa la place privilégiée aussi bien dans leurs projets d’avenir que dans leurs soucis de sécurité. L’enjeu géopolitique s’y déplaça avec la polarisation qui suivit directement la dernière guerre mondiale. Le bassin méditerranéen fut rejeté à l’arrière-plan, réduit à un rang régional, et confronté à des dangers mortels ou menacé par des tractations épuisantes.

La grande Europe, deux fois champ de carnage en l’espace de trois décennies à peine, accablée par ses profondes blessures et allourdie par les destructions et les dévastations cruelles ;

La grande Europe désillusionnée qui, juste à la veille de ce siècle dans l’euphorie de ses succès et alors que son culte du progrès est en plein épanouissement, avait jugé que les cruautés de l’histoire étaient surmontées et ensevelies à jamais comme l’apanage des époques primitives lointaines ;

La grande Europe disputée, pour la première fois dans son histoire consciente, par des alliés- adversaires géants, dont chacun la dépasse ;
Cette Europe terrorisée, désillusionnée, réduite et hantée par l’angoisse de l’insécurité, réelle et fictive ;

Cette Europe recherchait, par dessus tout, une formule de sécurité.

Elle trouva refuge, déchirée, dans deux pactes adversaires, qui simultanément sécurisaient les uns et insécurisaient les autres.

B- CONSEQUENCES SUR L’EUROPE

Mais l’ironie de cet épisode fut que l’Europe Occidentale, dont la vie et la sécurité en particulier furent trempées et même moulées dans la Méditerranée, se trouva tourner le dos à ce bassin pour joindre un pacte d’appartenance atlantique et de débouchure sur le pacifique, pacte qui, en Méditerranée, conforte surtout celui qui mène le jeu global. Car ce pacte ne prévoit, à notre avis, ni une spécificité méditerranéenne dans la vie et la sécurité de l’Europe ni une spécificité européenne en Méditerranée.

Après avoir été vaincue par le rapport des forces, au sein de son alliance, l’Europe s’efforça de se convaincre que Mare Nostrum était déjà, et à jamais, le Pacifique. Et l’Europe de s’en satisfaire et s’en féliciter. Les trois conférences de Versailles, de Williamsberg et de Londres, suivies par d’autres et accompagnées par des scénarios géopolitiques dans les coulisses et dans les hauts cercles fermés, finirent par atteler la sécurité européenne en Méditerranée à l’enjeu géopolitique situé au lointain, donnant à l’Europe l’impression, voire l’illusion, et la satisfaction, voire la fausse consolation, de se voir participer à la sécurité globale, jugée indivisible. Cet état de chose aboutit à une sorte de désengagement européen relatif, en Méditerranée, qui, à notre avis, n’est pas moins qu’une aliénation régionale et géopolitique.

Il n’en demeure pas moins que l’Europe est toujours ce qu’elle est, et se trouve toujours là où elle appartient. Mais au lieu de se voir, au départ, privilégiée et avantagée dans la Méditerranée, de par son appartenance, elle s’y trouve submergée par ses partenaires et adversaires non méditerranéens et harcelée cruellement, au sein de la Méditerranée.

Il faut reconnaître qu’il existe un contraste aigu et un déséquilibre évident entre la mince liberté de présence et d’action européennes en Méditerranée, d’ailleurs dominées par alliés et disputées par adversaires, et l’écrasant poids des conséquences et des répercussions subies par l’Europe à partir de ce bassin, et non partagées ni par alliés ni par adversaires.

C- ESQUISSE D’UN BILAN

Nous sommes tentés de conclure, pour le moment, par quelques idées principales qui concernent notre sujet.
 La Méditerranée est, pour l’Europe, l’espace vital par excellence et le foyer principal d’appartenance où elle peut, particulièrement, se retrouver et se reconnaître, puiser ses ressources et s’exprimer, trouver sa paix ou la perdre, plus qu’aucun bloc non méditerranéen quelle que soit sa stature.
 Cet espace-foyer est, pour l’Europe, unique et irremplaçable. Car bien qu’on ait beau parler du déplacement de l’enjeu géopolitique, il n’en reste pas moins que, pour l’Europe, la géographie demeure la constante primordiale de son appartenance. Nous ne pensons pas seulement à la géographie naturelle, mais aussi à la « géographie » culturelle et historique.
 Respecter ces réalités est, pour l’Europe, impératif. Faute de quoi elle peut courir des risques et elle en court actuellement, risques qui touchent, tragiquement, non seulement sa sécurité policière, mais surtout sa sécurité globale : de culture, de vie et d’avenir.
 Ce rapport, structurellement serré, entre la Méditerranée et l’Europe, envisagé actuellement sous son aspect de sécurité ou d’insécurité, doit inviter l’Europe, en toute priorité, à reconsidérer la qualité et les perspectives de ses engagements et à rechercher une spécificité à double aspect : européenne en Méditerranée et méditerranéenne en Europe.
 Ceci exige, à notre avis, qu’on remette en question le concept même de la sécurité, tâche qui doit conduire à redéfinir la Méditerranée dans un cotexte géopolitique et géoculturel. Cette redéfinition devra permettre à l’Europe de répondre aux deux questions primordiales :

Quelle Méditerranée faut-il défendre ?

De quelle Méditerranée faut-il se défendre ?